MORT PROGRAMMÉE …
Ils ont
eu bien du mal à me faire grimper dans ce fourgon sordide…Balloté de tous les
côtés, je n’ai rien compris à ce long voyage dans le noir. Quelques
bribes de foin au lieu de l’herbe tendre, une rasade d’eau, et cette attente
qui n’en finit pas dans cette pièce triste et sordide. Des murs gris pour tout
horizon. Les heures sont longues ; je tourne en rond…
Qu’ai-je
fait pour qu’ils me fassent subir toutes ces horreurs ?
Tout
d’abord ils se sont mis à trois pour m’immobiliser ; ensuite ils ont
coincé ma tête, m’ont scié mes cornes à vif , la douleur a été
fulgurante . J’ai beuglé, beuglé ! Ils tenaient tant à
refaçonner les pointes…Ce n’était pas fini ! Ils ont
coincé des coins de bois…entre les onglons !
Et puis cette
douleur insoutenable, gratuite. Mon corps a frémit lorsqu’ils ont
enfoncé des aiguilles, comme des dards , dans mes testicules ; Ce
sont vraiment des sadiques !
Et
maintenant ils viennent de m’asséner des coups avec des planches de bois
sur ma croupe et mes épaules, et pour finir leur méchanceté j’ai reçu une
giclée de produit dans les yeux… c’est un peu trouble, les larmes ne dissipent
pas le voile…Je ne comprends par leur punition gratuite!
Ah !
Ils me font passer par un couloir…Il y a une porte qui s’ouvre. Aie !
Pourquoi ce coup de pique dans le dos ! J’ai bien vu la sortie, la
liberté ! La lumière, le sable. Je me propulse ; 530 kilos de
muscles, de puissance…
Quel est
ce brouhaha, ces cris !
Et ce
cheval, tout seul qui me fait face !
Je suis
désorienté. Un tour de piste… où est le passage vers la prairie ? Bizarre,
j’ai beau chercher, pas d’issue. Des palissades de bois.
Et, qui
sont tous ces gens entassés qui vocifèrent à chacun de ses mouvements !
C’est insupportable…Je tourne la tête, à droite, à gauche. Des trompettes, je
n’ai jamais entendu un tel vacarme.
Et ce
cheval qui fonce sur moi ! Diable, jamais un cheval n’a fait preuve d’une
telle arrogance… ! Les chevaux que je connais sont dans un autre
enclos ! Tranquilles, à brouter l’herbe ! Celui la me cherche des
noises et semble bien présomptueux dans ses agressions ? Osant
frôler ma croupe dans des virevoltes de polichinelle ! Un coup de
corne ?... tu veux un coup de corne ? Continue, tu vas l’avoir !
Jamais
je n’ai entendu un tel brouhaha ! Je suis perdu dans ce bruit, ces
cris.
Une
musique soudaine ajoute à la fanfaronnade ! Je ne connais que
le crissement des cigales, l’ébrouement des chevaux, le claquement de l’éclair
avant les giclées de la pluie !..Qu’est-ce bruit de cymbales et ces
trompettes de fête foraine ?
Le
voila, à nouveau, ce cheval qui à perdu la tête et veux absolument
m’affronter ! Il tourne sur place, vire et se dérobe, cherche à
m’entrainer, sautillant comme un pompon de manège ! ; Il esquisse
bien le bougre. Mais, c’est vrai… je me rappelle, je comprends pourquoi
ils ont limés le bout de mes cornes : mes coups de tête brassent le
vide !
Cheval,
cheval , tu cours vite mais je vais te bloquer , là-bas dans le virage…
Je
fonce…diable, il a bougé au dernier moment ! Entraîné par l’élan
j’ai terminé ma ruée dans la balustrade. J’en suis certain … il se moque de
moi !
Il
revient à la charge. Il est passé si vite que je l’ai raté. En plus je
dérape et n’arrive pas à m’accrocher dans ce foutu sable. Je rage.
Mais
que fait il maintenant, sabots en l’air, devant moi dans un ballet de
clown ? Et ces cris qui scandent sa sérénade de pitre
moqueur !
Et
,..encore, ce chassé-croisé qui m’emmène, me ramène... Le démon m’affronte puis
s’esquive.
De
regarder à droite, puis à gauche, cherchant a apercevoir quelques mouvements et
le cheval a disparu ! Diable où se cache-t-il ? Je n’y vois
plus très bien avec leurs gouttes…
Décidemment
je crois qu’ils m’en veulent. Pourquoi cet animal à quatre pattes
caparaçonné ? Je fonce… mes cornes s’enfoncent avec délice ; cette
fois je le tiens, l’ébranle sous mes furieux coups de corne… je vais
l’éventrer…Ran, Ran , prends ce coup, celui-là .Ah cette douleur fulgurante
dans ma nuque ; on dirait qu’on m’ouvre le crane. Je frappe, je
frappe, rien n’y fait. La souffrance est lancinante, je suis au milieu de la
piste, baisse la tête, étonné, abasourdi.
Les
fanfares recommencent et toujours ces cris… pourquoi, pour qui !
Tiens,
voilà un pantin…je brasse le sol avec mes sabots, je vais t’envoyer au diable.
Il vient vers moi, bras en l'air, se met à courir. Quel insolent !
Aîe !...quelque
chose a claqué dans mon dos, comme une piqure de gros moustique ; les
taons ne m’agressent pas ainsi. Cette gène persiste… deux ,trois coups de
tête pour essayer de m’en débarasser… mais je n’arrive pas …Il revient le
dément, fonce sur moi à toute allure; encore une piqure ! Il a été
vraiment rapide…Mais il fuit ce pitre… deux coups de corne qui frappent le
bois…Ose, sors de derrière cette balustrade, polichinelle.
Ah !
Un autre farfelu se précipite vers mes cornes ; vlan ! Le taon
vient encore de me piquer, toujours à la même place dans le dos.
Ils sont
partis en courant ; ils se sont enfuis comme ils étaient venus pour se réfugier
derrière ces panneaux de bois, trouillards ! Je frappe des coups de cornes
rageurs…qui ébranlent les barrières. Je fulmine.
Décidément,
ils n’en auront jamais assez de se jouer de mes maladresses.
Voila un
nouveau spadassin qui vient vers moi, et, maintenant cette cape qui bouge
comme un leurre, je vais m’y précipiter… mais elle m’enroule et me déroule… ce
morceau de tissus qui passe sur ma tête, cela m’énerve… J’aperçois une
silhouette, quel est ce pleutre ?
Il me
reste mon obstination. Cette fois je vais l’étriper. Je fonce. Diable, comment
a t’il fait ? Mes cornes l’ont frôlé ; il s’est dérobé. Nouvel
assaut : encore une fois raté.
Je me
retourne, il est devant moi, il parade ! Sale freluquet …Je
désespère d’atteindre le sournois. La bouche ouverte, langue pendante, je
m’essouffle. Le pantomime de cirque veut épuiser les forces qui, je le sens,
peu à peu commencent à m’abandonner. Mais je vais tenir bon.
Cela
dure, il s’amuse, veut me ridiculiser. Et tous ces cris qui
m’horripilent, m’encouragent et me découragent à la fois … sont-ils pour moi ou
pour la marionnette ?
Une
volte-face m’a fait tomber à genoux ; c’est le sable qui m’a fait
déraper.
Je
commence à en avoir assez de courir pour rien. Je n’entends plus que le bruit
de mes sabots qui crissent sur le sable.
J’ai
soufflé un peu, ce diable m’épuise. Et c’est quoi ce liquide qui coule sur mes
flancs ! C’est bizarre, ma vue se trouble.
A force
de manipuler son chiffon, l'hurluberlu m’a conduit au centre de l’arène. Il
s’agite autour de moi, mais je n’ai plus envie de participer à ses jeux
débiles.
Mais il
insiste ! Je vais réunir mes dernières forces. Muscles bandés, la rage au
ventre, je fonce… Coup de corne. C’est encore raté.raté...
J’abandonne.
Cette
fois la musique de trompettes est ouatée. Elle vacille dans mes oreilles comme
un trémolo. Peut-être m’annonce-t-elle la fin de ce mauvais rêve. Je titube,
l’air est frais. Les naseaux dilatés…un parfum d’Andalousie. Qu’il en finisse
.La foule m’a compris. Progressivement, les cris cessent ,… jusqu’au silence
complet.
Vous
n’avez plus rien à dire les voyeurs ! Vous vous êtes bien
gavés !
Il vient
vers moi, me vise. Une brûlure terrible fige mes poumons, transperce tout
mon être.
Mais je
reste debout dans l’ultime.
Diable,
je chancelle, figé dans l’inutile. Faire face à cette fin qui va venir. Elle
abrègera cette terrible souffrance qui asphyxie mes sens, mes pattes, mon
torse, mon ventre...
Malgré
mes efforts, je ne peux plus tenir ma tête droite. J’aperçois deux pantins qui
se précipitent, puis s’agitent devant moi ! L’un à droite, l’autre à
gauche ; ils me cernent, me contiennent. Cela sert à quoi ! Je n’ai
plus la force de bouger ! A quoi bon la gesticulation de leur bout de
chiffon qui me force à tourner la tête, cruelle douleur
supplémentaire à mon désespoir de ne plus pouvoir les affronter… Je suis
pétrifié dans l’intolérable, mais reste debout.
J’y
resterai jusqu'à la fin. Quelle fin!
Les cris
fusent, puis les sifflets. Il y a dans l’air le verdict d’une outrance
justifiée par mon injustifiable agonie.
Je sens
la mort au bord de mes naseaux dilatés dans mes derniers sursauts à trouver
l’air pour respirer . Dieu que c’est long.
Un
chiffon rouge s’agite, avance, puis recule…car il a peur, ce couard,
d’une dernière réaction.
Je le
suis des yeux, baisse la tête de dépit et d’épuisement.
Bourreau…fais,
enfin, ton œuvre …S’il-te-plait.
Un coup
sec m’a broyé la nuque et la douleur me foudroie ; un long frisson coule
le long de mon dos , mes reins , enserre mon torse dans un étau.
Je ne
suis pas mort, mais ne peux plus bouger. Paralysé.
Des
bribes de cris de la foule passent en vague, rythmés par les derniers
soubresauts du sang. Ces cris sont véhéments ; cette foule ne veut
pas se sentir complice …et cherche à se disculper de ces instants
pitoyables !
Et, je
reste , encore debout .
Une
seconde fois, un coup violent lacère ma nuque …Des flashs fulgurants
traversent mes yeux, quelque chose vient de foudroyer ma dernière étincelle de
vie.
Un
éclair ultime, libérateur, attendu pour fuir, résigné, ce monde où le rite se
prévaut sur l’humanité.
J’ai
vécu ce spectacle. Que dire, qu'en penser?
J'ai été
fasciné par la puissance et la force du taureau, admiratif devant la grâce et
l’élégance du cheval mené de main de maître.
Quel
fabuleux ballet ! D’un côté la sveltesse, la rapidité, la grâce…de l’autre
la puissance, la force, l’instinct…le courage.
Duo de
charme dans l’apogée de la violence ; rodéo de l’inutile dont on
connaît le dénouement , la fin étant au début sans mystère , et le début
quelque part sans fin puisque l’on connaît déjà l’histoire de cette fausse
énigme…
Aucune
chance de dérobade ; le temps et la fanfare rythmant l’organisation
de la mort.
Pièce en
trois actes , ballet morbide dont seul le taureau ne connaît pas la fin.
Et les
minutes passent dans la pénibilité…
Le
premier acte du défilé des paons, des toreros, des chevaux, la fierté et
l’allure des animateurs de cette fête …le prélude éblouissant de la mise en
scène.
Puis, le
second, la danse merveilleuse de l’homme et de la bête, les esquives, les
frôlés, les ronds et les déliés de l’écriture de ces deux vies qui se croisent
, s’enchevêtrent dans un ballet orchestré comme le phrasé d’un subtil
dialogue ; des points d’exclamations écrits par le public, des
points de suspension susurrés par le duo ; une déclaration d’amour comme
on la fait la première fois avec la sensation qu’elle sera unique et éternelle.
J’ai
applaudi, convaincu, hors du temps, au cœur de l’émotion de cette somptueuse
parade.
Pourquoi
la fin ? Cette fin ! … l’estocade manquée- c’est bien souvent le cas-
et cet acharnement à abréger cette note discordante qui tuait
l’orchestre !
Le
concerto était si beau, il pouvait s’arrêter dans l’éblouissement du second
acte !
Pourquoi
fallait-il la mort pour celui que j’avais tant admiré pour sa bravoure ?
On ne
tue pas un premier rôle !
Quel
plaisir de voir la souffrance ? Les animaux, entre eux, ne tuent que
pour survivre.
Quel
plaisir sinon celui sordide de jouir de ces sensations morbides.
Les
rites, les coutumes, la tradition de l’ancestral disent certains…
L’homme
a évolué depuis l’âge des cavernes et l’Inquisition du Moyen-âge !
Un
‘’art’’, une ‘’culture’’, la poursuite d’une éthique disent d’autres.
Pour ce
qui est de l’ ’’ art’’ :
Tuer
n’est pas un art, car l’art n’a jamais été fait de cruauté !
Pour ce
qui est de la ‘’culture’’ :
Torture,
n’est pas culture ! et cette ‘’culture’’ n’est qu’un
blanc-seing agréant en quelque sorte la perpétuation de cette
cruauté …
Et la
morale dans tout cela ?
Quel
plaisir, quel exemple a pu ressentir ce gamin de 7 ans que j’ai aperçu au
deuxième rang des tribunes ?
Voir le
sang, la mort en face, n’a rien à voir avec les dramaturgies de la
télé !
Et
l’argent…? N’est il pas l’arbre qui cache la forêt de tous ces cyniques
bien-pensants.
Triste misère
d’une certaine société qui tolère ce spectacle d’un autre âge et se repait de
la douleur alors que paradoxalement la recherche médicale n’a de
cesse d’évoluer pour réduire la souffrance !
Je n’ai
pas applaudi, ni brandi de mouchoir pour acquiescer et remercier la vedette.
J’étais
l’un des seuls à rester assis quand le palefrenier de la mort a fait le tour de
piste, glorieux de ses actes, paradant avec arrogance devant cette foule gavée
de sang.
6
taureaux ont été sacrifiés en cette soirée de juillet…pour le plaisir égoïste
et morbide de l’homme.
Les
détails des outrances citées sont exacts. Le taureau est
‘’préparé ‘’ avant la corrida.
cf :
‘’ Ethique animale ‘’ , de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer PUF(2008)